Au moment de quitter une milonga parisienne, j'entendais sonner les accords de "El adiós" (vraisemblablement la version de Pugliese, mais je n'en suis pas certain) et, machinalement je chantai "Y la desolación…". Un sympathique jeune homme près de moi - j'ai su après qu'il était franco-argentin, et je l'avais auparavant remarqué sur la piste comme un danseur de bon niveau - me demande tout de go "ce tango a des paroles ?" et je lui réponds "oui bien sûr mais je ne connais que ces deux-là !)".
Je restai un peu étonné de cette question, s'agissant de ce grand tango si souvent passé en milonga, et dont en particulier la sublime version de Pugliese fait entendre une partie des paroles par la voix de Jorge Maciel…
Je me suis demandé comment un danseur expérimenté qui a dû danser de très nombreuses fois ce tango, a pu poser cette question.
Je soumets une réponse très simple : sa question sur le vif ne veut pas forcément dire qu'il ne savait pas qu'il y avait des paroles, mais plus vraisemblablement qu'il n'en avait pas vraiment conscience, imprégné de la musique de l'orchestre dans son ensemble, sans isoler l'instrument particulier qu'est la voix.
Habité par la magie de la musique, comme "El arriero" (le muletier) d'Atahualpa Yupanqui, qui était "accroché à la magie des chemins" ?
Il ne dansait pas les paroles, comme le charretier de "Los ejes de mi carreta" du même Atahulpa, qui avouait "je ne pense plus" ?
De mon côté, impatient de combler mes lacunes, je ne tardai pas à faire mes petites recherches habituelles : les paroles dans le site Todo Tango, que j'ai traduites en respectant le rythme (moyennant de petites entorses au sens exact), interprétations dans Youtube. Je partage ci-dessous ce travail.
"El adios" a été créé en 1937: musique de Maruja Pacheco Huergo, paroles de Virgilio San Clemente.
J'ai à cette occasion découvert une grande compositrice de tango, relativement peu "médiatisée" en son temps, et que pour ma part j'ignorais jusqu'ici. Je cite à cet égard Nestor Pinsón dans sa chronique éponyme de Todo Tango.
"Il est possible que Maruja Pacheco Huergo ait été réticente aux revues de presse ou à s’exposer à des reportages, mais il est certain que sur elle on a écrit peu, bref et itératif. Tous ont souligné ses qualités multiformes : pianiste, compositrice, parolière, chanteuse, auteure de livrets radiophoniques et télévisés, professeure de musique et de chant, poétesse, actrice et récitatrice. Il ne fait aucun doute qu’elle a su gagner sa vie en travaillant sur ce qu’elle aimait.
Il était donc très difficile de déterminer dans quelle section de Todo Tango il fallait l’inclure. Finalement, nous avons décidé de son statut de musicienne, en raison de l’importance de sa grande composition : "El adiós".
Ce n’était pas une compositrice intuitive, elle a étudié au conservatoire Williams où elle a obtenu son diplôme de pianiste. Elle a enregistré plus de 600 titres de chansons de divers rythmes, dont certains tangos. Mais de toute son œuvre, le tango "El adiós" fut celui qui lui donna sa renommée, la présence de cette création occulta le reste."
Je cite quelques versions historiques que j'ai écoutées, en remarquant que les paroles sont rarement chantées en entier.
Ignacio Corsini - Guitarras le premier enregistrement (paroles complètes)
Ángel Vargas - Ármando Lacava
Voici les paroles du premier couplet, et la traduction que j'en propose (avec quelques syllabes soulignées pour faciliter leur récitation ou leur chant en français).
En la tarde que en sombras se moría,
buenamente nos dimos el adiós;
mi tristeza profunda no veías
y al marcharte sonreíamos los dos.
Y la desolación, mirándote partir,
quebraba de emoción mi pobre voz...
El sueño más feliz, moría en el adiós
y el cielo para mí se obscureció.
En vano el alma
con voz velada
volcó en la noche la pena...
Sólo un silencio
profundo y grave
lloraba en mi corazón.
Dans le soir qui se mourait en ombres
Simplement nous nous sommes dit adieu ;
Tu ne voyais pas ma profonde tristesse
Tu partais tous deux nous souriions.
Et la désolation, en te voyant partir,
Brisait par l'émotion ma pauvre voix…
Le rêve le plus heureux, mourait dans cet adieu
Le firmament pour moi s'obscurcissait.
En vain mon âme
La voix voilée
Verse le chagrin dans la nuit…
Seul un silence
Profond et grave
Pleurait dans mon pauvre cœur.
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