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Photo du rédacteurLéon LB

DISCÉPOLO, LE POÈTE REVOLTÉ DU TANGO

Dernière mise à jour : 19 janv. 2023

DE LA SOUFFRANCE DU PEUPLE À LA RÉVOLTE MÉTAPHYSIQUE,

EN PASSANT PAR UN SCEPTICISME DÉSESPÉRÉ




Enrique Santos Discépolo (1901-1951) fut un des poètes majeurs du tango, son œuvre exprime une douleur et une révolte face à la souffrance du peuple et à la rigueur du monde, qui l’ont conduit à un scepticisme que l’on peut qualifier de désespéré, et même à un profond doute métaphysique.


Imprégné du théâtre du "grotesco rioplatense" (grotesque du Rio de la Plata) dans lequel il a baigné (avant de devenir le grand poète du tango que l'on sait), aux côtés de son frère Armando, grand dramaturge du genre, Discépolo évoque, dans son style spécifique, la souffrance du peuple dans ces quartiers qu'ont chanté notamment Alfredo Le Pera (Melodía de arrabal), Homero Manzi (Barrio de tango, Sur), Eladia Blázquez (El corazón al sur), et décrit des personnages et des situations représentatifs de ces environnements populaires très pauvres.

Rappelons que Discépolo disait : "Une chanson populaire doit être le problème de l'un souffert par beaucoup d'autres".


Dans Cafetín de Buenos Aires (1948 - musique Mariano Mores), il nous peint l’atmosphère d’un de ces lieux de vie sociale intense et, après l’avoir présenté comme une école de vie pour le narrateur adolescent (très probablement Discépolo lui-même, orphelin de père et de mère depuis l’enfance), nous raconte


En tu mezcla milagrosa de sabihondos y suicidas, yo aprendí filosofía... dados... timba... y la poesía cruel de no pensar más en mí.

Dans ton merveilleux mélange De "je-sais-tout" et de suicidaires, J’ai appris la philosophie… Les dés…le jeu… Et la cruelle poésie De ne plus penser à moi.

… et nous présente trois personnages typiques de l'environnement


José, el de la quimera... Marcial, que aún cree y espera... y el flaco Abel que se nos fue pero aún me guía….

José et sa chimère… Marcial, qui croit et espère… Et le "flaco" Abel qui est parti Mais encore me guide …


Mais longtemps auparavant, et d'ailleurs avec cette chanson il démarra sa carrière, dans Qué vachaché (1926 - paroles et musique) il nous chante l'exaspération d'une femme du peuple contre son compagnon, qui est dans le fond avant tout une expression de son désespoir et de sa révolte (très "discépolienne") face à la misère.

Lo que hace falta es empacar mucha moneda, vender el alma, rifar el corazón, tirar la poca decencia que te queda... Plata, mucha plata, yo quiero vivir... Así es posible que morfés que comas todos los días, tengas amigos, casa, nombre... y lo que quieras vos. El verdadero amor se ahogó en la sopa: la panza es reina y el dinero Dios.

Tout ce qu'il faut c'est encaisser beaucoup d'argent, Vendre son âme, et mettre en jeu son cœur, Larguer ce qui te reste de décence, Fric, beaucoup de fric ! Parce que je veux vivre… Et alors oui tu pourras bouffer tous les jours, Avoir amis, maison, un nom… c'que tu voudras. Le véritable amour s'est noyé dans la soupe, Le ventre est roi et l'argent est Dieu.


Dans El choclo (1948 - musique Ángel Villoldo), il évoque la misère de façon elliptique et métaphorique :


con este tango nació el tango, y como un grito salió del sórdido barrial buscando el cielo; mezcla de rabia, de dolor, de fe, de ausencia llorando en la inocencia de un ritmo juguetón. …

... Avec ce tango est né le tango, et comme un cri Il a quitté le quartier glauque cherchant le ciel. Mélange de rage, de douleur, de foi, d’absence, Qui pleure dans l’innocence d'un rythme capricieux.


et il introduit la violence :


¡Misa de faldas, querosén, tajo y cuchillo, que ardió en los conventillos y ardió en mi corazón. …

Messe de jupes, de gaz, balafres et couteaux Brûlant les conventillos et brûlant dans mon cœur.


Il évoque aussi dans Qué "sapa" Señor (1931 - paroles et musique) l’incompréhension douloureuse d’un homme face aux mutineries dans les rues de Buenos Aires : le même Dicépolo qui, indiscutablement, s'apitoyait sur la souffrance populaire ne partagerait pas certaines formes d’action politique ? Paradoxe ou plutôt complexité d’un humain en quête de compréhension du monde ?

La tierra está maldita y el amor con gripe, en cama. La gente en guerra grita, bulle, mata, rompe y brama. Al hombre lo ha mareao el humo, al incendiar, y ahora entreverao no sabe dónde va. Voltea lo que ve por gusto de voltear, pero sin convicción ni fe. Hoy todo Dios se queja y es que el hombre anda sin cueva, volteó la casa vieja antes de construir la nueva...

La terre, elle est maudite Et l'amour grippé, au lit. Les gens en guerre crient, Grouillent, tuent, cassent et hurlent. L'homme qui incendie, La fumée l'étourdit, Maint'nant dans la cohue Ne sait plus où il va. Renverse tout ce qu'il voit Par goût de renverser, Mais sans conviction et sans foi. Là Dieu, tout n'est que plainte L'homme a perdu la boussole, Détruit la maison vieille Avant d'en construire une autre…


Concluons le thème de la souffrance du peuple avec le célèbre, inspiré par sa propre expérience, ¡Yira! ¡Yira! (1930 - paroles et musique), où il clame le désespoir d’un homme au chômage que personne ne veut aider.


Cuando la suerte qu'es grela, fallando y fallando te largue parao; cuando estés bien en la vía, sin rumbo, desesperao; cuando no tengas ni fe, ni yerba de ayer secándose al sol; cuando rajés los tamangos buscando ese mango que te haga morfar... la indiferencia del mundo -que es sordo y es mudo- recién sentirás.

Lorsque la chance cette salope Te lâche et te jette, Au bord de la route ; Quand tu seras dans la dèche, Sans but et désespéré ; Quand tu n’auras ni la foi, Ni le maté d'hier Séchant au soleil ; Quand tu useras tes godasses Cherchant une thune Pour pouvoir bouffer… L’indifférence du monde, Qui est sourd et muet, Enfin tu verras.


Ces citations donnent un aperçu de l’hypersensibilité de cet homme, et par suite de sa véritable imprégnation de la douleur du peuple et de l’injustice du monde, qui ont alimenté la réflexion constante et profonde de celui que l'on a appelé "le philosophe du tango" (on pourrait compléter par "le philosophe révolté du tango"), l’amenant dès son plus jeune âge au scepticisme désespéré mentionné dans le titre.


Les quatre premiers vers de Qué vachaché (voir plus haut), en sont un exemple précoce (Discépolo avait 28 ans).

Le très célèbre refrain de Yira Yira exprime lui aussi son désespoir, sans détours et sans figures de style :

Verás que todo es mentira, verás que nada es amor, que al mundo nada le importa... ¡Yira!... ¡Yira!... Aunque te quiebre la vida, aunque te muerda un dolor, no esperes nunca una ayuda, ni una mano, ni un favor.

Tu verras tout est mensonge, Tu verras, rien n'est amour, Car tout le monde s’en fiche… Yira … Yira ! Même si la vie te brise, Même si la douleur te brûle N'espère jamais ni une aide, Ni un service, ni un coup d'main.


Mais son tango emblématique à cet égard reste son chef-d’œuvre Cambalache (1934 - paroles et musique), dans lequel l’allégorie du bric-à-brac porte la quintessence de son scepticisme et de son pessimisme, avec un ton de révolte.

Dans ce tango, il va au-delà de la rancœur en temps de crise économique, exposant une véritable réflexion intemporelle sur la société, son injustice, la loi du plus fort, ou plutôt du plus immoral et du plus retors.


Citons la partie B, particulièrement représentative de son scepticisme :

¡Hoy resulta que es lo mismo ser derecho que traidor!... ¡Ignorante, sabio, chorro, generoso o estafador!... ¡Todo es igual! ¡Nada es mejor! ¡Lo mismo un burro que un gran profesor! No hay aplazaos, ni escalafón, los inmorales nos han igualao. Si uno vive en la impostura y otro afana en su ambición, ¡da lo mismo que sea cura, colchonero, rey de bastos, caradura o polizón!...

Aujourd’hui c'est la même chose Que l'on soit loyal ou traître, Ignorant, sage ou voleur, Généreux ou bien escroc ! Tout est égal ! Rien n’est meilleur ! Un âne vaut Un grand professeur. Plus d’redoublants, plus d'hiérarchie, Les immoraux sont nos égaux. Si l'on vit dans l’imposture, Si l'on vole par ambition, Alors qu'importe qu'on soit curé, Matelassier ou roi de "bastos", Culotté ou clandestin.


Sans oublier le cri final de déception et désespoir :

Es lo mismo el que labura noche y día como un buey, que el que vive de los otros, que el que mata, que el que cura, o está fuera de la ley...

C'est la même chose que l'on bosse Nuit et jour comme un bœuf Ou que l'on vive des autres, Que l'on tue, que l'on soigne, Ou qu'on soit hors de la loi…


À ce stade, nous avons une vision de la souffrance intime de ce poète essentiel du tango, et nous pouvons comprendre que son désespoir ait pu le conduire au doute, ou plutôt à une révolte métaphysique, dont l’expression ultime est Tormenta (1939 - paroles et musique), le troisième poème de la "Trilogie du révolté", expression que j’ai introduite dans mon livre (Poésie de lune et tango, ed. Bookelis, p. 505), pour regrouper Yira Yira, Cambalache et Tormenta, trois tangos publiés -paroles et musique ! - dans la "décade infâme".


Il exprime encore une fois son pessimisme sur l’humanité, mais ici avec un ton de perte de la foi, face à l’injustice du monde, demandant à Dieu si les bons et les croyants seraient les perdants...

C’est un cri désespéré, presque blasphématoire, de celui qui porte en lui une véritable tempête, comme il le clame dès les premiers vers

¡Aullando entre relámpagos, perdido en la tormenta de mi noche interminable, ¡Dios! busco tu nombre...

Hurlant au milieu des éclairs, Perdu dans la tempête de ma nuit interminable, Dieu ! Je cherche ton nom…


... et la partie B dit tout de sa révolte métaphysique :


Si la vida es el infierno y el honrao vive entre lágrimas, ¿cuál es el bien... del que lucha en nombre tuyo, limpio, puro?... ¿para qué?... Si hoy la infamia da el sendero y el amor mata en tu nombre, ¡Dios!, lo que has besao... El seguirte es dar ventaja y el amarte sucumbir al mal.

Si la vie est un enfer Et l'honnête vit au milieu des larmes, Où est le bien ? … De ceux qui luttent en ton nom, Propres, purs ?... À quoi bon?... Si l'infamie montre la voie, et l'amour tue en ton nom, Mon Dieu ! ce que tu embrasses… Te suivre c'est avantager, et t'aimer c'est succomber au mal.


Avec ce bref parcours, j’espère avoir illustré quelques aspects essentiels de la pensée et de l’art de cet homme au talent exceptionnel, peintre de la société de la première moitié du XXe siècle de son pays, avec une profondeur qui lui permet d’atteindre un champ beaucoup plus large que celui d’un pays et d’une époque.

Il est intéressant de souligner que, au moins dans ces extraits, le langage est plutôt direct et explicite, avec relativement peu de ressources rhétoriques, à la différence d’autres éminents poètes du genre. Cependant, la force des idées, la théâtralité des descriptions et l’intensité des sentiments évoqués captivent et émeuvent, d’autant plus qu’elles se conjuguent avec les rythmes du tango et les mélodies.

Le fait que la plupart de celles-ci aient été composées par lui-même renforce l’interpénétration entre la musique et les paroles, c’est-à-dire la magie du tango-chanson, en d’autres termes, son "duende"(1) .


(1) "Duende" : il ne s’agit pas ici des lutins de certaines mythologies populaires, mais de la force et de l’inspiration qui possède parfois les artistes. Le dictionnaire de l’Académie espagnole le définit comme "Enchantement mystérieux et inexprimable" et donne comme exemple "Le duende du chant flamenco". Federico Garcia Lorca a écrit un livre minuscule mais extraordinaire où il le décrit et l’illustre, sans jamais le définir, mais avec "duende"! : " Jeu et théorie du duende".

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