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Photo du rédacteurLéon LB

LA LUNE DANS LA POÉSIE DE HOMERO MANZI

Dernière mise à jour : 19 août 2023

Dans le ciel se promène la lune

Elle tient un enfant par la main.

Federico García Lorca - Romance de luna luna


Il ne fait guère de doute que les poètes espagnols de la première moitié du XXe ont influencé, ou du moins inspiré, les paroliers du tango, certains d’entre eux ayant d'ailleurs une culture littéraire étendue.

Mais un focus particulier est donné ici à Lorca, notamment pour les thèmes populaires de sa poétique, pour la place qu’il a donnée à la lune, l’un des archétypes des poètes du tango et, last but not least, pour l’intérêt qu’il a montré pour cette culture !

Homero Manzi a vécu 44 ans (1907-1951), et autour de 1948 il savait que sa maladie avait peu de chances de guérir.


La lune est présente, presque comme un acteur, dans plusieurs des scènes décrites par Homero Manzi.

Je cite et commente ci-dessous des couplets de 7 œuvres représentatives, par ordre chronologique, analysées dans mon livre "Poésie de lune et tango" (Juillet 2021 - Ed Bookelis, distribution Hachette, 535 p).



Esquinas porteñas (1933) - Valse

Carrefours portègnes

Homero Manzi - Sebastián Piana


Évocation très nostalgique d’un amour de jeunesse que la mort de la jeune fille a emporté, mêlée à une peinture des quartiers de l’époque.

Ce couplet est typique de Manzi pour ses figures de style, avec un vocabulaire simple et sans Lunfardo, et surtout il évoque le contexte et transmet l’émotion de l’homme, personnifiant la lune et le soleil, qui peignent le carrefour. La lune est également mentionnée dans la métaphore "trente lunes ..." pour donner une indication de temps.


Carrefour d’un quartier portègne

Tes murs sont repeints de lune et soleil.

Te pleurent les pluies de l'hiver

Dans les aquarelles de mon évocation.

Trente lunes connaissent ma blessure

Et tant de ruelles nous ont vu passer.

Ta vie, ma vie se sont croisées,

Tu as pris le sentier qui ne revient jamais.



Milonga triste (1936) - Milonga

Homero Manzi - Sebastián Piana



Cri bouleversant du poète qui évoque, pleure et appelle sa fiancée morte, avec des métaphores très réussies. Soulignons en particulier "la lune est tombée dans l’eau", métaphore qui répond à la "clarté de la pleine lune" du premier couplet.

C’est un hymne, presque une prière, à la morte, et ici l’évocation va jusqu’à la scène de l’enterrement, avec la sublime et douloureuse métaphore "On a emporté ton silence".


Tu as fermé tes yeux noirs,

Ton visage devenu blanc,

On a emporté ton silence

Lorsque les cloches sonnaient.

La lune est tombée dans l’eau,

Ma poitrine frappée de peine.

Et les cordes de cent guitares

Qui me tressaient des remords. Aïe !

Rentré par des chemins vieux,

Je n'ai pas su revenir.

En criant ton nom éteint

Prié sans savoir prier.




Barrio de tango (1942) - Tango

Quartier de tango

Homero Manzi - Aníbal Troilo


Ce tango est avant tout une peinture très évocatrice d’un quartier de Pompeya, et le souvenir nostalgique de personnages d’antan : les amis presque estompés, la Jeanne que le protagoniste ne parvient pas à oublier, malgré le temps. Et la lune, associée au "mystère" de ce lieu de mémoire, dont la nostalgie se résume dans la métaphore réussie "Dans le souv'nir je te vois encore".


Quartier de tango, lune et mystère,

Ces rues lointaines, comment sont-elles ?

Ces vieux amis aujourd'hui oubliés,

Que deviennent-ils, où peuvent-ils être ?

Quartier de tango, qu'en est-il d'elle,

Jeanne la blonde que j'aimais tant.

Sait-elle ma peine en pensant à elle

Depuis le soir où je l'ai quittée ?

Quartier de tango, lune et mystère,

Dans le souv'nir je te vois encore !



Mañana zarpa un barco (1942) - Tango

Demain part le bateau

Homero Manzi - Lucio Demare


La beauté de ce tango est due à un subtil mélange de trois thèmes avec leurs émotions respectives : la déplorable prostitution , la vie et les nostalgies des marins, la passion du tango, symbolisée par le Riachuelo et le bandonéon.

Manzi mentionne la tristesse et la peine d’une de ces "filles aux yeux tristes", que le marin essaie de consoler : "J'dirai ton nom quand je serai très loin, un souvenir à conter à la mer".

La troisième strophe nomme et personnifie le tango, avec la sublime métaphore "le tango est un port où s'ancre l’illusion", et se termine par un résumé poétique de la vie du marin sur le bateau, et son rêve "La nuit, avec la lune".


Deux mois sur un bateau mon cœur a voyagé,

Deux mois que je languis la voix du bandonéon.

Le tango est un port où s'ancre notre espoir,

Au rythme de sa danse l'émotion est bercée.

La nuit, avec la lune, je rêve sur la mer,

Et le rythme des vagues imite sa cadence.

Et dansons ce tango, je ne veux pas penser,

Demain un bateau part, qui sait s'il reviendra.



Después (1944) - Tango

Après

Homero Manzi - Hugo Gutiérrez


Il s’agit très probablement de la mort d’une femme aimée, et de son "après" : évocation quelque peu cinématographique de la mort, puis chant de la douleur dans le souvenir, et termine par l’après confronté au passé. Dans le premier couplet, description déchirante de l’agonie, sous le regard de la "lune en sang" dans "la nuit énorme dans la fenêtre".


Après…

La lune en sang, ton émotion,

Et les prémices de la fin

Dans un ciel de sombres nuages.

Ensuite…

Irrémédiablement,

Tes yeux tellement absents

Qui pleurent sans douleur.

Et après…

La nuit énorme dans la fenêtre,

Et ta lassitude de vivre

Et mon désir de résister.

Ensuite…

Ta peau comme de neige,

Dans la légère absence

De ta pâleur finale



Sur (1948) - Tango

Sud

Homero Manzi - Aníbal Troilo



La deuxième strophe commence par une invocation de ce "Sud", petite anaphore d’une syllabe, que la musique prolonge avec une certaine tension dans le premier vers, et se répète comme une plainte dans le second, avant de laisser la place à la nostalgie du passé.

Les trois derniers vers chantent une évocation émouvante de tout ce qui est mort : "les rues et les lunes suburbaines", l’amour.


Sur, Le rempart et après…

Sur, Les lumières d’un bazar…

Tu ne me verras plus comme tu m'as vu,

Adossé à la vitrine quand je t'attendais.

Jamais plus les étoiles ne nous suivront

Dans nos marches sans querelles

Par les nuits claires de Pompeya…

Les rues et toutes les lunes du quartier,

Mon amour et ta fenêtre

Tout est mort, je le sais bien…



El último organito (1949) - Tango

Le dernier limonaire

Homero Manzi - Acho Manzi


L’orgue de Barbarie (traduit ici par "limonaire" : clin d'œil au très beau poème de Jean Roger Caussimon, "Comme à Ostende", mis en musique et chanté par Léo Ferré) et celui qui en jouait étaient, vers 1900, le premier moyen de diffusion du tango. Ils parcouraient les faubourgs et apportaient un peu de distraction et d'émotion aux adultes, une petite fête pour les enfants, surtout quand des poupées dansaient derrière une petite niche.

Les poètes du tango les ont chantés, selo toute vraisemblance à la suite de Evaristo Carriego, en particulier dans "Has vuelto".

Soulignons la poésie sonore et visuelle de "Avec des pas feutrés, il choisira un coin où se mêlent les lumières de lune et magasin", deux vers qui restituent une ambiance, de manière quasi cinématographique.



Les roues pleines de boue du dernier limonaire

Viendront avec le soir cherchant cet "arrabal",

Avec un canasson, un boiteux et un singe

Et un chœur de jeunes filles habillées de percale.

Avec des pas feutrés, il choisira un coin

Où se mêlent les lumières de lune et magasin

Pour que dansent des valses derrière la petite niche

La marquise si pâle et le si pâle marquis.



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